Réjane
Comment le destin l’a placé là ?
Hier, en retard, bouchon, radio France info pire que jamais, deux costardscravatés en grisbleunoir, ça se sent même à la radio, blablatent. Ces deux serviles cafards bavards bouffant caviar usent de mots à rallonge pour justifier au nom de la fatalité, rigueur et austérité pour le peuple. Pas un mot de ces savants sur la misère galopante et les milliards indécents. Vite ! Respire ta colère ! Changement de fréquence. Musique. On n’avance pas, j’observe derrière les pare brise, chacun dans son cocon de fer, à patienter inutilement dans ce temps perdu quotidien. Les bouches remuent, les têtes s’agitent, l’oreillette invisible crée le spectacle de fou parlant seul, ça murmure ou ça s’engueule, mains serrées sur les volants, le regard fixé sur le cul d’acier devant. J’en suis. Je me donne du Ferrat et je répète pour l’hommage qui doit avoir lieu demain :
Si je meurs un beau soir d’hiver, on dira que c’est d’un cancer ou bien d’un truc quelque chose. IL peut se trouver des experts qui décrèteront au contraire que c’était la tuberculose. C’est pourquoi je prends les devants pour affirmer dès maintenant. Croyez-pas ces vieux imbéciles. J’avais une santé de fer. Je n’avais qu’un petit travers, j’avais le cœur un peu fragile…Le cœur fragile.
J’oublie mon impatience en me plongeant dans les paroles de la chanson.
Enfin, ça passe, traverser la zone industrielle. Vite ! Je me faufile dans le centre ville. Klaxon ! Passage en force devant un bus en rogne à qui je refuse la priorité. Pas le temps.
A l’angle d’une rue, une grand-mère fait des gestes désespérés avec sa canne aux voitures qui me précèdent mais aucune ne s’arrête. Gentleman, je stoppe et lui fait signe de traverser. Mais non, elle s’approche de la portière de la camionnette puis l’ouvre. C’est une très vieille dame, yeux bleus doux et pétillants :
– Tiens mon petit, prends mon sac. Tiens, attrape ma canne.
Je n’ai eu le temps de rien dire, elle s’accroche à la poignée du plafond et tente de se hisser dans l’habitacle. Derrière ça klaxonne, ça furibonde.
– Du calme ! Du calme. Ah ! La ! La ! Ta camionnette est trop haute pour moi.
Un jogger s’approche et aide la vieille dame à basculer dans le camion.
– Voilà, quand le derrière se pose c’est bon ! Merci mon petit. Démarre. Tu vas m’amener un peu plus loin jusqu’à chez moi.
Il n’y a rien à dire, juste obéir et sourire. Je démarre, elle me fait signe de prendre la petite route en biais qui monte. On a roulé à peine quatre cent mètre qu’elle me fait arrêter devant un petit pavillon au numéro 14.
– Voilà, c’est chez moi. Tu peux t’arrêter là, mon petit.
Je me gare et descend pour aider la vieille dame à sortir du véhicule. J’ouvre la porte.
-Tiens mon petit.
Elle me passe d’abord son sac puis sa cane. Je lui prends le bras délicatement. Elle est vraiment très âgée. Elle se laisse glisser très lentement, pose un pied, puis deux.
-Enfin, la terre ferme !
Elle se tourne vers moi avec son petit sourire et me demande comment je m’appelle.
– Ludovic.
La vieille dame sort un petit morceau de carton de son sac, elle prend un stylo et écrit mon prénom.
– Et qu’est-ce que tu fais Ludovic dans la vie ?
– je suis conteur. Je raconte des histoires.
– C’est formidable ça. Et tu racontes des histoires qui viennent d’’où.
– Du monde entier madame.
– Tu as beaucoup voyagé alors.
– Un peu madame.
Elle écrit sous mon prénom, Conteur d’histoires du monde. Sur son carton, au dessus de mon prénom, un autre prénom. Elle me dit :
– Tu vois juste avant toi, c’est Adler, un Portugais qui m’a amené à la gare. Ce matin, c’est Ingrid, une jeune maman puis avant c’était une Espagnole mais, j’arrive pas à relire ce que j’ai écrit. Ce matin, en premier, c’était Mama, une femme de couleur, elle était très gentille, très très bien.
Je lui demande ce qu’elle va faire avec son petit papier. Elle m’explique que tous les soirs, elle recopie sur un carnet, tous les prénoms des gens qui l’ont pris chaque jour dans leurs voitures pour pas les oublier.
-Mon carnet est plein de prénoms. Il y en a des pages et des pages.
Je lui demande quand elle a commencé à voyager comme ça.
-Tu vois, j’ai commencé en 2005. A partir du moment où ça devenait trop dur de marcher toute seule pour faire les courses. C’est trop dur pour moi à cause de mes jambes de prendre le bus, c’est trop haut. Au début, à chaque fois que je devais sortir, c’était compliqué, il fallait que j’appelle quelqu’un pour venir m’aider. Mes enfants et mes petits enfants ne peuvent pas venir tous les jours. Alors, j’ai eu cette idée de demander aux gens et ça marche très bien. On m’a dit que j’étais folle, que je devrais avoir peur de monter avec des inconnus. Mais pour moi c’et pas des inconnus, je vois tout de suite à la personne si elle est bonne ou pas. Puis, les gens mauvais ne s’arrêtent pas quand une vieille dame leur fait signe. Certains passent en faisant semblant de pas me voir. Ils doivent me prendre pour une folle mais, je suis très contente de faire ça. Tous les jours, je rencontre de nouvelles personnes et on bavarde. Je leur demande comment ils s’appellent et ils me donnent leurs prénoms et ils me disent ce qu’ils font dans la vie. C’est très intéressant et je m’amuse beaucoup. Maintenant, chaque matin, chaque fois que je vais chercher mon pain, je me demande qui je vais rencontrer. J’ai rencontré plein de personnes très gentilles comme ça. Puis ça aide à être moins seule.
J’étais très en retard mais peu importe quand la vie vous offre de tel cadeau, il faut savoir s’arrêter et écouté la chanson de l’autre. Nous avons continué à bavarder sur le trottoir devant la maison aux herbes folles. Je lui ai demandé moi aussi son prénom.
– Je m’appelle Réjane. C’est le nom d’une grande comédienne. Vous savez moi aussi j’ai fait du théâtre autrefois quand j’étais plus jeune. Aujourd’hui, j’écris des poésies. Tenez avant de partir, j’aimerais vous offrir une poésie :
Le temps passe et me dépasse…
J’écoute, bienheureux. Réjane, d’un ton espiègle donne ses vers que je bois avec délice. C’est bon de sentir couler le soleil de ses mots. A la fin, elle m’explique qu’écrire des poésies lui fait du bien et qu’elle en a plein d’autres et…
Je la remercie avec le cœur mais je lui explique que je dois partir et je serre sa main. Dernier sourire, dernier Merci mon petit, elle s’approche de la porte de fer de son pavillon quand je me ravise et lui demande si elle accepterait de me donner son numéro de téléphone.
Elle accepte bien volontiers en me disant que c’est toujours flatteur pour une femme quand un homme lui demande son numéro de téléphone. Je note les huit chiffres sur un bout de papier qui traîne dans ma poche et je lui dis que je l’appellerai lorsqu’on organisera une soirée conte.
-Je veux bien venir, cela me fera un grand plaisir mais il faudra venir me chercher.
-On viendra vous chercher. Au revoir Réjane.
– Au revoir Ludo.
Sans le savoir, Réjane m’a appelé comme tous ceux qui me connaissent.
A peine arrivée à l’atelier, je m’excuse et je leur explique les raisons de mon retard. Je leur raconte la rencontre avec Réjane. Tous s’illuminent. Les visages sont beaux, éclairés d’un immense sourire et les yeux brillent de bonheur.
Jocelyne me dit :
– Cette rencontre c’est un vrai conte.
Oui, c’est un vrai conte de la vie, comme il en existe tant, un de ces trésors de l’autre, une pépite de rencontre. Je la glisse au chaud, bien au doux dans le nid de ma mémoire.
Lendemain matin, matin de ce jour où j’écris ce mot, c’est une autre histoire, il faut régler des problèmes administratifs, s’occuper de ci, de ça, penser à appeler untel puis lire ses mails et répondre à la Lessive et étendre, la vaisselle.
Et, et, et. Combien de et à ne pas oublier ?
Quand c’est comme ça, mettre l’urgence casse pied en patience et le bien en urgence. Je repense à la veille où justement, j’ai proposé aux gens de l’atelier de partir sur un exercice d’écriture oral où, à partir d’une situation type, Traire les vaches, faire le pain, faire la soupe ou encore Aller chercher l’eau, corvée d’eau, chacun devait de façon imaginaire inventer quelque chose avec pour contrainte que tout soit éclairé par la joie de vivre et l’idée du conte à l’usage du bonheur. Je me suis arrêté et j’ai repensé à Réjane. A ce moment trésor d’hier et l’envie est là d’en conserver la trace. Et le récit s’écrit et déjà se lit, relie. Je sens fleurir un sourire. Cette parole fait du bien et je me laisse aller. Laisse aller, le cœur fragile, le cœur heureux.
Depuis deux heures, déjà, je ne fais que ça, oublier ce qu’il ne faut oublier. Oublier la liste des Et. Et je revis la rencontre avec Réjane. Elle aurait pu s’arrêter là mais je me souviens du numéro. Je cherche le petit bout de papier, retourne les poches de mon pantalon, il est là, plié chiffonné, c’est au dos d’un ticket de caisse. J’hésite une seconde puis je l’appelle. Après cinq sonneries, je me dis qu’elle n’est pas là.
-Allo ?
C’est elle. Je lui parle du voyage dans la camionnette bleue.
-Ah ! Bonjour Ludo. Je suis content de t’entendre, qu’est-ce que tu veux ?
Je lui explique que j’étais très content de l’avoir rencontré et je lui demande si elle peut me redonner la poésie sur le temps qui passe.
– Moi aussi, je suis très contente de t’entendre. Hier, quand tu m’as dit que tu étais conteur, je me suis demandé : Comment le destin l’a placé là ?
Mais la poésie ! Pas de problème mon petit. Attends un peu que je mette de l’ordre dans ma mémoire ? Voilà, ça s’appelle
La fuite du temps
Le temps passe et me dépasse
En me laissant là sur place.
Bien étonnée, qu’il ne me fasse
Que si peu de place.
A n’en pas douter, il s’enfuit !
Et de mon mieux, je le poursuis.
Bien décidé à faire front à ces facéties.
Non ! Il ne me gâchera pas la vie…
Réjane me fait la dictée et répète les mots, elle me donne la ponctuation, bien étonnée virgule, si peu de place point, il s’enfuit point d’exclamation, à la ligne. Il ne me gâchera pas la vie, trois petits points. Je prends en note tout ce qu’elle me raconte. Elle continue :
– C’est une poésie que j’ai écrite en 2003. C’est marrant mais la première fois où je l’ai donnée en public c’était à Monoprix, on attendait à la caisse, c’était long et il y avait une dame, j’ai su après qu’elle s’appelait Elda, elle s’impatientait, elle rouspétait qu’elle n’avait pas le temps et je lui ai donné ma poésie. Elle a ri et tous les gens qui étaient là aussi. C’est la première fois où j’ai donné une poésie en public.
Je remercie Réjane et m’apprête à la saluer.
– Tu as deux secondes ?
– Oui.
– J’en ai plein de poésie. Je les écris sur un carnet. Attends, je vais le chercher.
Combien de secondes a-t-on pour soi, pour l’autre ? Combien de secondes à prendre et à donner ? Combien de secondes et déjà Réjane est là.
– Il y en a une que j’aime beaucoup sur le printemps mais celle là, je vais te la lire plus vite.
Réjane me lit le printemps. Sa voix est douce et pleine d’intonations, très colorée, pleine de sonorités et de finesse. Elle ne s’arrête plus.
Une que j’aime beaucoup sur les lettres. Aujourd’hui, on ne s’écrit plus de lettre et c’est dommage.
Vous avez le temps de lire une lettre ?
Que c’est chouette une lettre
On la lit, on la relit
Mais où la mettre ?
Là, sous l’oreiller
Elle est bien cachée
On la lit, on la relit
On découvre un détail oublié…
A chaque fois, je replonge dans les mots et c’est du bien qui revient…
Et Réjane lit ses poésies. Je gribouille à la hâte sur des feuilles qui trainent sur le bureau. Le temps passe et ne me gâche pas la vie. Je la questionne, elle me répond.
– A chaque fois que je replonge dans mes mots, c’est une cure de jouvence. Il y a une poésie sur la nuit, je l’ai écrite un soir d’été, je n’arrivais pas à dormir, je me sentais seule et j’étais assise, en bas, sur mon fauteuil en osier, dehors, dans le noir. J’ai entendu quelqu’un qui passait en chantant dans la rue et ça m’a donné envie d’écrire un mot.
C’est comme ça que naisse les poésies, d’un instant, d’une émotion, d’un chant d’oiseau posé sur la branche, du vol d’une plume blanche, d’un cœur fragile et seul. Réjane parle. Elle est loin, là-bas, au bout du fil et pourtant, si proche, c’est comme si je serrais dans mes bras cette vieille dame inconnue.
-Aujourd’hui, je suis fatiguée et je me soigne. Ce n’est pas tous les jours faciles d’être une vieille femme. Je vais te faire rire mais l’autre jour, je sortais et j’entends quelqu’un qui dit :
-Tiens, voilà la vieille.
C’était un des ambulanciers qui travaillent à coté. Je me suis fâchée plusieurs fois avec eux parce qu’ils prennent toutes les places dans la rue. J’ai répondu.
– Oui, voilà, la vieille.
-Elle est vieille mais elle a de l’oreille.
Il a parlé comme ça alors je lui ai dis :
-Le petit chien qui me mord aujourd’hui, il vous mordra à votre tour et comme moi, vous ne pourrez pas lui échapper, comme moi, vous allez vieillir.
Je lui reparle de ses voyages en stop et de son carnet.
-Tu as le temps ? Attends, je vais le chercher.
Je demande à Réjane quand et comment a-t-elle commencé à voyager comme ça et jusqu’où elle va.
Je ne vais pas loin, au marché, à la gare parce qu’il y a mon boulanger, au pharmacien où chez mon médecin, le plus loin, c’est le LIDL, à la sortie de la ville.
J’ai commencé à voyager comme ça en 2005 et dès le début, j’ai voulu écrire sur un carnet tous mes voyages en stop. J’écris tous les prénoms de tous ceux qui me prennent dans leur voiture. J’aime bien relire tous les prénoms de tous ces gens qui m’ont ouvert la porte de leur voiture. Sur mon carnet, année après année, mois par mois, jour après jour, je note tous mes voyages. Là, j’ai 2005, 2006, 2006, 2007 jusqu’à aujourd’hui en 2010.
Début octobre 2005, c’est la première page du carnet. Là, je l’ouvre au hasard, mars, Lisbeth, la Danoise, retour de la gare, Fatima, elle est Algérienne, au marché, Natacha de la rue des Vignes, là, il y a Nicolas puis Christine, retour de la rue de la forêt, Jocelyne, retour de la rue Montalo, Pina, Italienne avec ces deux garçons, retour à la maison.
J’en ai plein, j’en ai plein ! J’en ai beaucoup d’autres dans mon carnet, des centaines. Tous les soirs, je sors mes petits cartons et j’écris bien au propre leurs prénoms sur mon carnet et je revois leurs visages.
J’ai des gens de toutes les nationalités qui m’ont pris dans leur voiture. Je connais des gens du monde entier. C’est très enrichissant de faire du stop. C’est intense comme relation. C’est rapide mais on se dit beaucoup de choses. Il y en a qui m’ont pris plusieurs fois, alors je note, deuxième fois, troisième fois, quatrième fois. Il y en a qui me connaisse et qui s’arrête quand il me voit. Je suis montée dans toutes les voitures, les anciens modèles comme les voitures les plus récentes. J’aime les belles voitures.
Le plus fort que j’ai fait. Une fois, c’était une petite voiture de sport. Je me penche, je vois une femme superbe, très chic au volant. Elle avait une gourmette en or large de cinq centimètres sur l’avant bras. J’osais pas au début puis j’ai osé demander. La femme a dit pourquoi pas et elle m’a emmenée jusqu’au marché. Je lui ai demandée ce que c’était comme voiture, elle m’a dit que c’était une Porsche. C’était une voiture superbe ! Ce jour là, cette femme était mon chauffeur et elle m’a emmenée en Porsche au marché. Elle est dans mon carnet, j’ai écrit Lina, au marché et sa Porsche était rouge.
Il y en a qui ont des carnets de voyage du bout du monde, moi, c’est mon carnet de voyage de tous les jours. Chaque jour, je me demande qui je vais bien pouvoir rencontrer aujourd’hui. J’espère encore pouvoir y écrire de nombreux prénoms et de nombreux voyages.
J’écris un peu tout sur mon carnet de voyage. Là, j’ai écrit que le 23 juin 2010, le premier ver luisant s’est allumé dans mon jardin. Je descendais les poubelles et je l’ai vu qui brillait dans le noir. C’était un lampyr. Depuis, il n’est plus seul et d’autres s’allument chaque nuit dans l’herbe ou dans la terre.
J’écoute Réjane et j’imagine les vers luisants, poussières de lune tombés dans son jardin.
Quand j’étais petit, ma grand-mère racontait, que les vers luisant étaient en fait des petits morceaux de lune tombés sur la terre. Aujourd’hui, je ne suis plus un petit garçon depuis longtemps mais à chaque ver luisant, je ne peux m’empêcher de rêver que c’est un petit morceau de lune tombé sur notre terre.
C’était hier et aujourd’hui, juste une trace dans le jour d’après, un sillage qui s’efface au milieu des vagues du temps qui passe, un trésor pour demain, une page de mon carnet de voyage à la rencontre de l’autre en humain stop…Le cœur fragile.
Mon cœur est mon âme.
Ludovic Souliman, 2010
très touchée par les différents récits que j’ai gouté chez vous !bravo et merci